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Contre la pénalisation de la prostitution
12 juin 2014

Louis Aragon dans une maison discrète

BRAssai1930Sombre escalier, c'est toi qui mènes à l'épanouissement du monde. Au deuxième, à  gauche on lit :

 Mme  JEHANE

MASSAGE

On ouvre au coup de sonnette. La sous-maîtresse blonde et fripée vous presse d'entrer. C’est dix francs et ce que vous voudrez à la petite dame. Traversée l’antichambre minuscule où l'on tient deux au plus, vous entendez des bruits de voix à droite, mais c'est à gauche qu'on vous mène par un défilé obscur, attention, il y a une marche, la porte et vous voilà dans la chambre. Allons Mesdames. Il ne vient que deux dames habillées, vous choisissez la moins grande une blonde, aux cheveux coupés bouclés, une dent d'or bien visible sur le côté. Les autres s'effacent. Elle vous embrasse simplement et  dit : Attends, j'enlève ma schapska et je reviens, et disparaît.

La chambre est sale, mais quoi donc ? c’est  un désir très général qui vous entraîne. Le lit de milieu large et bas meuble entièrement la pièce où quelques sièges peu d'aplomb, poussiéreux, avec leurs franges, peuvent encore servir d'auxiliaires aux parties accessoires du débat. Il y a une cheminée  très plate, avec un dessus de velours. Une draperie derrière le canapé qui est entre la fenêtre et la cheminée.  Entre la fenêtre et le lit, une porte condamnée, qui joint mal, on voit le jour en dessous d'elle. De petites statuettes démodées, quelques tableaux : deux surtout qui s'imposent, au-dessus du lit, au fond de la pièce. Ce sont deux gravures, assez chastes à tout prendre […]  La seconde gravure, en noir comme la précédente, représente une alcôve dont la draperie est négligemment froissée, où une belle fille dort, sans prendre garde, il fait bien chaud, que le drap a glissé, et qu'un sein pudique encore se montre et va bientôt se découvrir. Elle rêve. […] Un secret dans la retenue de ses gravures les rend préférables pour décorer ce lieu, par un instinct irraisonné, à ces images licencieuses qu'on rencontre aux murs des maisons de plus haut rang. […]  

La porte s'ouvre, et vêtue seulement de ses bas, celle que j'ai choisie, s'avance, minaudière. Je suis nu, et elle rit parce qu'elle voit qu'elle me plaît. Viens petit que je te lave. Je n'ai que de l'eau froide, tu m'excuses ? c'est comme ça, ici. Charme des doigts impurs purifiant mon sexe, elle a des seins petits et gais, et déjà sa bouche se fait très familière. Plaisante vulgarité, le prépuce par tes soins se déplie, et ces préparatifs te procurent un contentement enfantin.

On m'accuse assez volontiers d'exalter la prostitution, et même, car on m'accorde certains jours un curieux pouvoir sur le monde, d'en favoriser les voies. Et cela ne va pas sans que l'on soupçonne l'idée qu'au fond je pourrais me faire de l'amour. Eh quoi, ne faut-il pas que j'aie de cette passion un goût et un respect bien grands, et que tout bas je crois uniques, pour qu’aucune  répugnance ne puisse m'écarter de ses plus humbles, de ses moins dignes autels ? N'est-ce pas en méconnaître la nature que de croire incompatible avec cet avilissement, cette absolue négation de l'aventure, qui est pourtant encore une aventure de moi-même, l’homme qui se jette à l'eau, avec ce renoncement à toute mascarade, qui a une saveur enivrante pour celui qui aime vraiment ?

Je dénonce ici un mensonge, une hypocrisie que pourtant celui qui une fois a eu l'esprit entièrement possédé d’une  femme ne devrait jamais renforcer de son assentiment : est-ce que vos liaisons, vos aventures, si sottes, si banales, desquelles vous ne songez pas à interrompre le cours alors même qu'un vertige plus grand s'est emparé de votre inquiétude, est-ce que ces misérables expédients avec  leurs vertueuses niaiseries, la pudeur et le caractère d'éternité, sont autre chose que ce que je trouve au bordel  lorsque, ayant une partie du jour tourné dans les rues avec une préoccupation croissante,  je pousse enfin  la porte de ma liberté ? Que les gens heureux me  jettent la première pierre : ils n'ont pas besoin de cette atmosphère où je me retrouve plus jeune, au milieu des bouleversements qui  ont sans cesse dépeuplé mon existence, avec  le souvenir d'habitudes anciennes, dont les traces, les foulées sont encore bien puissantes sur mon coeur.  Que peut me faire qu'un homme, fier  d'avoir réussi à s’accoutumer à un seul corps, tienne ce plaisir que je trouve ici de temps en temps, quand par exemple j'ai plusieurs jours manqué d'argent et qu'après la paye une sorte de sentiment populaire me jette brutalement vers les filles, que peut me faire qu'il tienne ce plaisir pour une sorte de masturbation ? Mes masturbations valent les siennes.

Et il y a un attrait qui ne se définit  pas, qui se ressent : je crois parler une langue étrangère, s'il faut que je vous explique ce qui me ramène ici, sans que vous l'ayez éprouvé, ou si pour vous c'est quelque music-hall spécial où venir après boire, en bande, et vous pliant à une légende du Palais-Royal, pour la rigolade. Encore aujourd'hui ce n'est pas sans une émotion collégienne que je franchis ces seuils d'une excitabilité particulière. Il ne me vient pas à l'idée, la gauloiserie n'est pas dans mon cœur, que l'on puisse autrement aller au bordel que seul, et grave. J’y poursuis le grand désir abstrait qui parfois se dégage des quelques figures que j'aie jamais aimées. Une ferveur se déploie. Pas un instant je ne pense au côté social de ces lieux : l’expression maison de tolérance ne peut se prononcer sérieusement. C'est au contraire dans ces retraites que je me sens délivré d'une convention : en pleine anarchie comme on dit en plein soleil. Oasis.

Rien ne me sert plus alors de ce langage, de ces connaissances, de cette éducation même par lesquels on m'apprit à m'exercer au cœur du monde. Mirage ou miroir, un grand enchantement luit dans cette ombre et s'appuie au chambranle des ravages dans la pose classique de la mort qui vient de laisser tomber son suaire. O mon image d'os, me voici : que tout se décompose enfin dans le palais des illusions et du silence. La femme épouse docilement mes volontés, et les prévient, et, dépersonnalisant tout à coup mes instincts, désigne avec simplicité ma queue, et me demande avec simplicité ce qu'elle aime.

On a sonné. Un autre visiteur est introduit, et je ne perds pas une parole, tandis qu'on l'emmène dans une chambre voisine. Grosses plaisanteries, allusions à ce qu'il vient faire : c'est un habitué, sans doute. Et la même voix qui répète : Allons, Mesdames. Comme le jour sous la porte, les soupirs passent à travers le carton des murs. Pendant que je me rhabille, ma partenaire, soulevant la draperie au-dessus du canapé, scrute un vide sous elle. Elle se trouble. Oh ! ce n'est rien qu'un placard. Mes soupçons, cette phrase seule les éveille. Bon, m'aurait-on épié : de vieilles histoires de voyeurs me reviennent. Je ne ferai rien pour le savoir.

 

Un très beau texte extrait de « Le paysan de Paris » de Louis Aragon (pages 126-131 de l’édition Folio).

J’aime particulièrement que l’auteur s’attache à l’ambiance et aux détails (la montée du « sombre escalier »,  les  bruits, l’attente, la méditation devant les gravures, les  « doigts impurs purifiant mon sexe »),  du début et de la fin de sa visite, tout cela est évoqué avec une parfaite sobriété. En lieu et place de l’acte, il décrit ses émotions « de collégien » et sa conception de la prostitution. Magnifique.

Sur cette page, deux photos de Brassaï (Gyula Halasz) 1899-1984. D'autres photos sur ce blog.

brassai1932

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Contre la pénalisation de la prostitution
  • Il s'agit de réunir des ressources permettant de s’opposer à l'adoption définitive de la loi de pénalisation de la prostitution, d’en limiter les nuisances, de la ridiculiser (ainsi que ses souteneurs) et d’aider les futures victimes à se défendre.
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